#Sécurité au #Sahel: le Chercheur Jerome PIGNE livre ses impressions

La dégradation de la situation sécuritaire dans la bande sahélo-saharienne (BSS), ces dernières années, s’est accompagnée d’un sentiment hostile croissant vis-à-vis de la présence militaire de forces étrangères – en particulier vis-à-vis de la MINUSMA et de l’opération Barkhane.
Lors d’une visite dans plusieurs pays du G5 Sahel, début novembre, la France, à travers sa ministre des armées, Florence Parly, annonçait la création d’une unité de forces spéciales européennes (« Takuba ») pour appuyer les pays de la sous-région . Quels sont les objectifs et les défis auxquels sera confrontée cette nouvelle initiative ? Eléments de décryptage avec Jérôme Pigné, président et co-fondateur du Réseau de Réflexion Stratégique sur la Sécurité au Sahel (2r3s), actuellement en mission à Bamako.
Hamidou E. Touré : Quelle est votre réaction face à l’annonce de la ministre des armées ?
Jérôme Pigné : « L’annonce de la ministre des armées intervient dans un contexte particulièrement « crisogène » au Sahel : 500 incidents/attaques en 2019, au Burkina Faso, contre 150 en 2018 et 118 au Niger, pour 69 incidents en 2018. Cette situation s’accompagne assez logiquement d’un fort mécontentement des populations face à la dégradation de l’environnement sécuritaire, malgré un engagement sans précédent de la communauté internationale (aussi bien dans le domaine de la sécurité, du développement et de l’urgence humanitaire).
A quelques semaines du sixième anniversaire de l’opération française au Sahel (intervention Serval en janvier 2013, transformée en opération Barkhane en août 2014) et après la mort des 13 soldats français au Mali, le 25 novembre dernier, le récit dominant des médias et de certains leaders d’opinion est sans appel : enlisement et isolement de la France au Sahel, Barkhane considérée comme une force d’occupation, hausse du sentiment anti-français, etc.
Je crois que ces débats sont d’une stérilité assez déconcertante qui fait fi d’un certain nombre de paramètres et de réalités. Il est vrai que la situation s’est considérablement dégradée depuis 2013. Le ministre des Affaires étrangères de la France, Jean-Yves le Drian, l’a par ailleurs rappelé, il faut une plus forte mobilisation politique des Etats pour remédier à la problématique sécuritaire. Ni Barkhane, ni la MINUSMA ne seront en capacité de ramener, à elles-seules, la paix et la stabilité au Mali et au Sahel. Concernant le sujet qui nous intéresse aujourd’hui – la force « Takuba », il y a encore des questions en suspens… »
Hamidou E. Touré : Justement, alors que Barkhane semble de plus en plus contestée, faut-il y voir une volonté de Paris de se faire un peu oublier ?
Jérôme Pigné : « Se faire oublier non, la France ne cherche pas à cacher la présence de ses 4500 soldats. Je pense néanmoins qu’il y a une volonté politique de décentrer le débat qui se focalise essentiellement sur le rôle de la France. Sur le plan opérationnel, il est difficile de comprendre l’objectif de la force « Takuba ». La France, l’Allemagne, les Etats-Unis forment et travaillent déjà en bilatéral sur le plan sécuritaire et militaire, avec les pays de la sous-région. A quoi bon une force d’unités spéciales européenne pour former les armées locales ? Si la question était d’engager des unités spéciales européennes pour lutter contre les groupes armés terroristes sur le terrain, le projet serait pertinent. En l’état, l’Allemagne, par exemple, n’est pas prête à engager des forces spéciales au sol pour des opérations de neutralisation.
Se pose également la question des aspects juridiques de ce projet. Si le cadre d’intervention reste Barkhane, certains pays européens peuvent être tentés de développer leurs propres « SOFA » (Statut of Force Agreements » ou accords de statut des forces à l’étranger). De source interne au gouvernement malien, certains pays profitent de la situation pour avancer leurs propres pions afin de développer une collaboration en bilatéral au Mali, et ainsi « s’émanciper » de la France. Est-ce que Paris a anticipé cette situation ? Je ne saurais le dire.
Sur le plan politique, la France tente de montrer qu’elle n’est pas isolée au Sahel (c’est un objectif depuis 2013, comme ce fut le cas pour la Centre-Afrique, par exemple). Certains pays, comme la République Tchèque, affichent leur volonté politique de s’impliquer plus directement au Sahel, aux côtés de la France. C’est également le cas de l’Estonie ou encore de la Belgique. Le contexte semble opportun et favorable pour impulser une véritable mobilisation multilatérale, en s’unissant sous la bannière européenne. En somme, les deux principaux objectifs de Paris sont : alléger la pression médiatique et liée à l’opinion publique vis-à-vis de Barkhane d’une part, et dynamiser la coopération européenne au Sahel, d’autre part. Sur le plan militaire et opérationnel, « Takuba » semble être essentiellement, à ce stade, une approche discursive et symbolique… ».
Propos recueillis pour
Malimedias.com par Hamidou Elhadji Touré, Bamako, Mali,
Dimanche 1er décembre 2019.